Alain Bernaud
poète | écrivain
Bois de dérive
Laurent Cennamo
La Revue de Belles-Lettres, 2022, I
En épigraphe de son nouveau recueil, Alain Bernaud cite un poème d’Anne Perrier dans la Voix nomade :
Plus avant plus avant
Vers les terres extrêmes
Où il n'y a plus ni routes ni refuges
Rien que les plis laissés par le dernier repos
Du vent
Tout l'esprit de ce livre, nous semble-t-il, est contenu, comme replié, dans ces quelques vers de la grande poétesse suisse. Et dire cela ne signifie pas que la poésie d’Alain Bernaud ne nous ouvre à des terres inconnues, dans une langue qui lui appartient en propre, alliage spécial de ce que le monde a de plus solide et de plus impondérable à la fois ; c'est exprimer plutôt que cette poésie est d'abord une exploration lente, patiente, attentive, d’un espace difficile à saisir, entre commencement et fin, départ et repos, pli et vent - et naturellement recherche d'une langue assez précise pour traduire un espace qui ne cesse d’osciller entre ces deux pôles.
Alain Bernaud l’écrit dans une note qui se situe à la fin du recueil : son livre a comme point de départ le nom de Sibir, qui est le nom russe pour Sibérie. L’un des premiers poèmes est dédié à la mémoire de Yuri Vella, poète nénètse, apprend-on, né en 1948 et mort en 2013 - et cette alliance d'un poète inconnu, ou peu connu, avec les noms célèbres des auteurs cités en épigraphe (Albert Camus, Kenneth White, Anne Perrier), nous donne déjà un premier indice de ce que Bernaud, très consciemment, entreprend de faire dans Bois de dérive : nouer ou tresser ensemble le plus connu (la terre, les grands vocables simples, on pourrait dire originels) et l’inconnu, le visible et l’invisible, dans une dialectique qui n’est pas sans rappeler par instants la philosophie du Tao.
Autre indice (ou autre trace) que Bernaud tient à laisser après lui à l’intention du lecteur - et nouvelle preuve que l’objectif de cette poésie, qui fait une large part à l’abstraction, n’est pas du tout de nous perdre ou de nous éblouir - ceci, toujours dans une note en fin de volume :
" La citation en italique est tirée du livre de Jean Gabus, Touctou, Edition Victor Attinger, 1943, ouvrage qui m'a accompagné durant la composition de ce recueil. Ethnologue suisse, Jean Gabus (1908-1992) parcourut le Sahara puis l'Arctique canadien. Il rapporta du Grand Nord une collection d'objets inuit, distribuée aujourd'hui dans les musées ethnographiques de Neuchâtel, Bâle et Fribourg."
Peu importe que l’on connaisse ou que l’on ne connaisse pas Jean Gabus, que l’on soit ou non initié à l’ethnographie. L’important est ailleurs. L’important est dans ce souci de tracer une sorte de territoire, ou de carte, afin que le lecteur, mais tout autant le poème, ne s’égare pas dans l’immensité. Et ce qu’il faut noter immédiatement, c’est que ce territoire, dans le cas de Bois de dérive, n’est pas exclusivement poétique. Ou plutôt devrait-on dire qu’il est à la fois interne et externe au champ poétique, qu’il se situe à cette frontière où l’intérieur et l’extérieur se nouent, interagissent et, dirait-on, communiquent.
Entrons à présent dans le coeur du texte, dans sa matière, et voyons comment cette fine dialectique se concrétise. Ce qui frappe d’abord, c’est le contraste entre des univers qui ne semblent, à première vue, ni devoir, ni pouvoir communiquer entre eux. Ce contraste se traduit par le coprésence de mots que l’on pourrait qualifier de lourds, ou de solides, caractérisés par la prolifération de consonnes occlusives ou de sonorités aux timbres assourdis (diphtongues), et d’autres mots qui proposent au contraire une vision comme aérisée du monde, libérée de son poids et, presque, de sa matière. Voici quelques mots, ou suites de mots, qui prennent place dans la première catégorie : « bourrues », « croûte », « peau d’ours », « soutées », « guidon assourdi », « cloué », « écrou », « ressource », « abroutie », « toundra », « claudication », « médiumniques », « brusques »; et d’autres qui appartiennent à la seconde catégorie : « vaste pays », « vent », « espace vide », « l’essence de l’ouvert », « pure direction », « pure spatialité », « vastité », « vastitude », « amplitude ».
Néanmoins, cette séparation entre deux univers distincts n’est qu’un leurre, ou n’est qu’une étape dans cette poétique. Le travail de Bernaud va constituer à brouiller cette frontière, à réduire ce contraste au maximum, afin de retrouver une unité perdue - où il semble qu’une poésie aussi soucieuse du concret que celle-ci rejoigne l’un des rêves qui hante les poètes depuis le romantisme. Ce désir n’est jamais simple - à chaque poète de composer avec lui, et d’en témoigner, selon ses forces. Plusieurs images, dans Bois de dérive, permettent de rendre tangible la nostalgie d’une unité perdue et toujours à retrouver. C’est d’abord l’image de « l’unité démontée »:
L’unité démontée
les pièces, une à une
seront partagées entre les hommes
pour qui demain
à la forme d’une vis
Une autre image, que l’on avait déjà croisée dans le poème d’Anne Perrier cité en épigraphe à travers la figure du pli, est celle de la couture :
Prendre la fuite
saisir les fils bleus des rivières et piquer à petits points
d’un seul tenant avec ses pieds
entre les deux bouts allumés de la vie
Cette image, l’une des plus révélatrices de la poétique ici mise en oeuvre, resurgit en divers points. Notamment dans le tercet situé dans la troisième et dernière partie :
À essayer longtemps
de coudre ensemble
des pointillés de sens (…)
Le pointillé, l’unité démontée - toujours remontée, dans et par le poème : c’est à nos yeux la pensée du « surgissement » qui fait ici retour, pensée essentielle pour la poésie des origines jusqu’à aujourd’hui. Nous pourrions encore noter bien des signes de cette unité secrète, discrète, à laquelle le lecteur-sourcier doit savoir être attentif. Aura-t-on remarqué que le recueil s’ouvre et se referme sur un nom d’oiseau « le phalarope à bec large » d’une part, le « bécasseau sanderling » d’autre part ? Nous avions dit que le premier poème du recueil s’ouvrait sur le nom de Sibir ; dans le dernier poème du recueil, c’est à un « retour vers Sibir » que le poète nous convie :
Sur la grande plage
marée et lumière
ont restauré
la nudité des choses
Relâche pour quelques heures
de sept bécasseaux sanderling
sur le chemin du retour vers Sibir
Derrière leur petit front arrondi
le sommeil réparera
la carte élucidée du ciel
L’oiseau revient (que ce soit un autre oiseau, et qu’il y en ait sept au lieu d’un, compte finalement assez peu), le pays revient - à une autre place bien sûr, à un autre point de « la carte élucidée du ciel ». Il n’en reste pas moins que la notion d’évolution, ou de progrès, ici, dans cet univers poétique (et dans tout univers poètique ? La poésie, étant à la fois nécessaire dialectique et dépassement de cette dialectique même), n’a guère de sens. Ce qui se trouve au commencement se trouve également à la fin, ainsi qu’au milieu. Le suspens, si suspens il y a en poésie (et nous pensons que ce suspens existe, bien que dans un sens différent de ce que l’on entend généralement par ce mot), se situe ailleurs. Il se trouve dans l’assemblage toujours précaire, et par là risqué, de mots provenant d’univers à première vue incompatibles :
Cabossées
de jeunes vies se consument par les deux bouts
hâtives de rejoindre
les ferrailles pourries
qui rougissent le sol mitraillé
par les chenilles des véhicules tous terrains
À l’écart, au bord du fleuve
une vieilles femme accroupie
récure insondablement
sa marmite
Les « jeunes vies qui se consument » et les « chenilles des véhicules tous terrains » forment un contraste saisissant, ainsi que le rapprochement des mots « insondablement » (qui est absence de limite) et « marmite » (qui est comme le symbole, dans le monde des objets, de la limite). Cette contiguïté du plus concret, du plus pesant (et ici, on l’aura remarqué, de l’historique, qui montre que la poésie peut témoigner de cette dimension-là également), et du plus aérien, léger, abstrait, est ce qui permet à cette voix de trouver son territoire à la fois ample et aigu, presque tranchant - le premier recueil d’Alain Bernaud ne s’intitule pas par hasard Sur l’arête des pierres.
Il arrive ainsi que le poème, par des voies certes divergentes, fortement contrastées, atteigne à son idéal formel et musical :
Sa large paume
masse et masse
la peau qui rajeunit
Un pli pour ce qui ronge
une bosse pour ce qui brûle
d’un tambour bien lisse
le son du cosmos !
Ici, l’on retrouve la quintessence de la poésie de Bernaud : sens de l’espace clos, du territoire, de ce que l’on pourrait appeler le resserrement, de la vision comme du langage ; et sens de l’illimité. Le tout fusionnant par la grâce d’une langue sachant distribuer ses sonorités dures ou lisses (les « p », les « b », qui alternent avec les « s ») de telle façon qu’il nous semble assister à la naissance d’une terre plus sonore, plus vraie.
Laurent Cennamo