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Bois de dérive

Pièce de métal sur la toundra :

l’orgueil obstiné de sa certitude sous la rouille

tétanisée par sa fin –

fine croûte civilisée 

 

Dès son apparition sur cette terre sans arbre

le nomade adopta

un véhicule de ralliement 

à son image :

le bois de dérive 

***

C’est le jour de l’hélicoptère dans le village 

 

On se rassemble à l’écart

 

Comme d’habitude

personne ne partira

 

On se rassemble 

pour rien

pour faire tournoyer ses désirs

dans le large lasso du rotor 

 

et il tourne tourne tourne si vite 

vertige d’être

sous la masse sifflante du métal

soudain aspirée 

brin d’herbe 

dans les oubliettes de l’espace

 

Restent des tourbillons de vent ahuri

des scalps de toundra retournée

un silence hagard

et des prisonniers de la vastité

humant des effluves internationaux de kérosène

***

Dans les yeux du vent

d’infatigables horizons

rincés 

 

L’air gronde aux talons

les chiens sont exténués

 

Tenir le coup !  

 

pour l’or doux ? 

pour enrichir les collections ?

pour la renommée ?

 

enfantillages !

 

Je lâcherais tout

pour voir au fond 

des yeux du vent 

***

Au bout des vents et des lumières

à bout de souffle du terrestre 

espacement panique du vivant 

 

toundra sans ombres !

 

Seul

éclopé d’infini

le corps goudronne son intrusion

 

***

Debout

réduit à presque rien

 

immobile 

sur la courbure de l’immensité

 

à crayonner la synthèse

 

des épais cahiers du permagel

et des ciels en déroute

 

***

 

Dans un paquet mal ficelé

en dormance au pied d’une paroi de peau 

des objets chamaniques :

 

perdue la voie jusqu’à eux

                                                                   

Au loin, sur l’horizon vibrant de la toundra

semblant rabattre des rennes de vent

 

le va-et-vient obstiné d’un homme sur une mobylette – 

 

curseur d’un lancinant mutisme

 

ouvrant fermant

ouvrant fermant

 

la fermeture éclair fatiguée

des flancs creux de l’espace indifférent

 

***

Derrière le carreau

en train de sécher

un linge amnésique

tire sur la corde

comme un chien fou 

 

Parfois, des ailes, des lumières traversent

qui ont à peine été 

 

Pure direction

d’un matin de vent sans historicité 

 

Dehors 

pour jamais inencadrable 

pure spatialité 

 

toundra 

 

Étendu parmi les fleurs de juin

un squelette de renne

à l’omoplate déboîtée

Toundra

Toundra...

 

incessamnent

la vastitude à son lancer ! -

planéité propulsée

 

Tréfonds à ciel ouvert

broyant du blanc

 

jusqu’à l’extrémité de l’être

jusqu’à l’effacement de l’être

 

diffusion d’images vives dans le crâne

le pas au vide abouté

"Un dialogue fraternel à travers l'approche du Grand Nord d'Alain Bernaud, marcheur attentif à ce qui se découvre autour de lui, en lui à chaque pas.

Une respiration à laquelle s'associe Chantal Happe avec la même attirance pour les lieux écartés, les fragments parcourus de vide, de lumières fines, changeantes. 

Une fugue, une attirance commune de leur enfance qui fuit d'un crayon à un autre."

Sandrine Pot, éditrice (Les Arêtes) et libraire (L'Archa des Carmes) à Arles

         Varanger

   

V

 

Ici, contre le mur du cabanon, une faux délaissée 

qui ne porte plus assez de métal – 

 

Au loin, la surface lisse de la mer 

retient et lâche 

retient et lâche 

l’avers terrestre des oiseaux – 

 

Là-haut, la yourte du ciel –  vacuité en circulation

que des cris rendent sonore

que des signatures aliformes rendent visible – 

 

Et là-bas, sur la falaise

née du décorticage des mille peaux du silence                                                                                    

ayant réduit en poudre saveurs et formes    

commence la toundra 

tel un cachemire ancien

où, dit-on (inutile de se compliquer la vie

de toutes les gradations du mérite et du démérite) 

habitent les âmes des morts.

 

 

VII 

 

Faisant à peine vibré le tympan de la terre

quelque chose est ménagé dans l’épaisseur du jour : l’être humain !

        

Vivant ! sous la compresse bleue des vents d’est ! –   

      

Et la tente que l’on déplie et que l’on monte 

est un bandage autour de l’articulation ouverte de l’air –

 

L’intérieur ? de l’extérieur mis en sac – 

capturé dans un trait de fermeture éclair –  

et qui, assis à présent parmi nous sur le bas-côté du jour

ouvrant ses bras d’horizon –  respire – nous respirant –

grand poumon intemporel – et se donne infiniment à respirer.

 

XXIV

 

Vent sans visage 

né de l’abrupt versant nord-est de l’air 

immensifiant espace et temps

métamorphosant les oiseaux lointains de la toundra 

en moineaux hagards 

errant aux abords des tentes –                                                                                       

       

Rafale ossue et grise bondissant 30m/s 

d’une forme mendiante de lumière à l’autre – 

 

Jusqu’alors pierres d’attente sur l’horizon 

à force de brouter les moellons mis à sac des nuages

les rennes soudain comme un seul être – bandé

vers les grands décolletés de l’espace ! 

 

Alors s’éclipsent des campements 

rangés dans leurs étuis de peau 

pour le long patinage.

La Fraîcheur bleue de l'aube

Notes de la table devant la fenêtre

Prologue

 

Comme le papillon ivre de chaleur qui cherche sa route à travers l’averse d’été, j’ai cherché un endroit où vivre tranquille, loin de tous ces cons qui écrasent les champignons sur le bord des chemins. J’ai un amour particulier pour les champignons. Lorsque j’habitais en ville, je passais voir le lundi matin sur le Marktplatz le banc couvert de champignons des deux spécialistes du laboratoire cantonal, responsables du contrôle des cryptogames. J’aimais voir ces formes de vie étrange, semblables à des visages de civilisations lointaines. 

Un soir d’automne, au-dessus de Dornach, à travers les longues ombres de la hêtraie, je vis un cercle de champignons se dessiner sur le sol.

Cent quatre-vingt-dix-sept… Je les ai comptés l’un après l’autre. Ils formaient un immense cercle, une clairière de champignons au milieu des grands arbres. Je suis demeuré au centre de ce cercle… Il paraît que, l’automne suivant, des champignons tout neufs surgissent, et ainsi, d’année en année, le cercle s’agrandit… 

L’herbe haute aux endroits pierreux du champ cache ma pauvre cabane délabrée ; néanmoins elle protège toute la fenaison !

Framboises, fraises des bois, ma cueillette matinale est de jour en jour plus savoureuse. Je passe souvent ma journée au milieu des cristaux, là où la veine affleure la paroi. Si bien que, même la nuit, lorsque les étoiles brillent dans le ciel, je pense que ce sont mes pierres montées là-haut.

Parfois, je vais sur le bord du plus rapide des torrents pour jeter de vieilles branches dans le courant. La surprise du têtard qui voit ses pattes naissantes porte en elle le mystère de la vie. La prise que cherche le fil de l’araignée dans le vent brumeux est ce à quoi tend mon intelligence. Quant à mon esprit, comme ce papillon, il continue de monter, bien après le sommet des montagnes.

Les tas de bois

 

Des images entrouvrent la fenêtre d’une harmonie pressentie sur le point d’être retrouvée. Le tas de bois oublié au cœur de la forêt est une de ces ouvertures

Mes pensées pourraient d’abord aller vers ces objets décoratifs, conservés à l’abri des larges chutes des toits, savamment arrangés, parfois même jusqu’au motif – tas de bois qui me ravissent ! Mais ce qui m’attire sur les chemins forestiers, ce sont ces tas de bois solitaires, sauvagement inutiles, rongés de pourriture. Je les range parmi les plus belles rencontres qu’un voyageur peut faire dans la forêt : ils brillent d’une présence, éveillent un souvenir.

En respect avec les cycles de la nature, le jeune bois ardent s’entasse sur des semblants de bûches, grises, sans forme, mais grouillantes de vie.

Il faudrait être minuscule et partager la vie des escargots, des araignées, des rainettes vivant dans la protection des vieilles grumes qui portent un rêve.

Dans le cœur du voyageur résonne l’écho ancien du mystère de la vie.

Et puis soudain, au détour du chemin, ce tas de bois fendu de frais – le cycle !

La fontaine

 

Près de notre porte était un arbre magnifique qu’une tempête de printemps déracina. On en fit une fontaine. On ne levait plus les yeux vers lui, mais on pouvait suivre du doigt, sur son corps nu, dans le drap des herbes, ce qui avait été la base et le sommet.

À nouveau il connut l’admiration.

Un jour, la pluie cessa dans un souffle de vent qui se perdit dans la vallée. Avec la gravité d’un rituel ancien, on débarrassa la fontaine d’un fouillis de débris végétaux : il n'y eut plus d’obstacle à la circulation de l’eau ; elle filtrait de la montagne et vivait, un temps, dans la lumière. Elle palpitait, respirait, réfléchissait : aucune surface ne semblait pouvoir être plus sensible en ce monde.

Du premier étage de la maison, la fontaine ressemblait à un long miroir oublié dans le grand champ.

Après ce temps de réflexion pure, le trop-plein s’écoulait en séquences scintillantes entre les herbes, avant de s’infiltrer dans la terre comme une racine du ciel.

Chauve-souris

 

Elle habite un lieu inimaginable. Je suis passé des dizaines de fois à la verticale de sa cachette sans soupçonner l’existence de ce minuscule interstice, entre deux planches déjointes de la chute du toit. C’est là, sous une tuile pourrie, dans une bouleversante modestie que vit ce prodige d’orientation.

Nous habitons une maison heureuse, sans titre de propriété clairement établi. C’est parfois la maison de la brume, parfois celle du vent ou celle des bêtes endormies dans l’étable. Ces jours-ci, c’est la maison du veau né voici une semaine ; nous l’entendons, aux heures froides de la nuit, se blottir contre le ventre maternel. La maison appartient aux circonstances – mais surtout aux araignées. Je me rappelle la merveilleuse toile qu’une araignée tissa dans la lunette du cabinet durant une de nos brèves absences. Peut-être les insectes sont-ils les vrais maîtres des lieux… Il y en a des milliers qui taraudent les poutres. Parfois, alors que nous sommes assis sous l’une d’elles, une poussière de bois descend devant nos yeux, sitôt soufflée par le vent. Certaines poutres sont si colonisées qu’elles semblent vivantes, comme affranchies du reste de la construction. Les jours de pure clarté de l’air, un lent, un très répétitif cri cri nous parvient du cœur même d’une poutre. J’en suis venu à penser qu’un jour la maison tout entière se désagrégera en poussière dans l’espace. Cet événement est potentiel quand, avec les portes de la maison grandes ouvertes, je vois soudain les montagnes au travers des pièces. Dans ces circonstances, il arrive que la brume pénètre par la fenêtre du sud et ressorte par la porte du nord.

À présent, la nuit vient, lente, dans un parfum de fenaison. Chauve-souris danse la sarabande, telle une feuille froissée dans un tourbillon de vent. Elle s’agrippe au bord du trou et se laisse glisser dans la nuit piquée d’étoiles.

Mes yeux ne peuvent se détacher de son humble refuge où, alors que nous échafaudons tant de projets, vaquons à de si «importantes» occupations, elle vit toute repliée. Qui sait si la nuit elle n’abrite pas sous ses ailes de peau nos rêves les plus silencieux ?

La voici qui me frôle. En une fraction de seconde, ma silhouette a suivi le réseau de ses nerfs pour venir s’imprimer un instant au milieu de son front. Quelle perception les animaux ont-ils de nous ? 

 

                                               

Le fumier

 

Antonin Artaud a écrit : « là où ça sent la merde, ça sent l’être » ; et Nicolas Bouvier sur l’île volcanique de Quelpaert,  « fille d’un pet marin », en écho à Artaud : « Les traditions extrême-orientales n'ont jamais humilié le corps et ses fonctions, elles les ont plutôt considérés comme compagnon de travail ou de plaisir qu’il faut traiter avec égards, voire, comme dans l’Inde tantrique, comme un instrument de connaissance spirituelle. Impossible de blasphémer ou d’insulter en utilisant, comme dans l’Occident judéo-chrétien ou islamique, le vocabulaire physiologique. Traiter un japonais de « cul », vous verrez ses yeux s’arrondir. »

J’aime imaginer qu’en ces terres où le corps et l’esprit sont réconciliés, il en est ainsi du mot fumier…

Je me rappelle très bien cette excavation dans le sol, derrière l’écurie, à l’abri des regards, protégée par une barrière d’orties redoutables. Une zone frappée d’anathème par ma grand-mère, toujours soucieuse de savoir où je pouvais si subitement disparaître. À l’époque où je l’ai connu, on n’allait plus vers lui que pour y jeter les restes de repas. On les jetait en détournant la tête, perdant ainsi l’occasion de voir jusqu’où atterrissaient quignons de pain, croûtes de fromage, reliefs de salade, pressés qu’on était, il est vrai, d’échapper aux orties qui mordaient les mollets. Depuis que ma grand-mère n’élevait plus ni chevaux, ni vaches, ni poules, ni lapins, le fumier était tombé en disgrâce, comme un notable ayant perdu sa réputation. Il était évité et traité comme un proscrit. Le côtoyer eût été une souillure.

Les enfants étant plus perspicaces que la plupart des adultes, j’allais, accompagné parfois d’un camarade, observer comment les merles se servaient du buffet des restes sur le fumier pour nourrir leurs petits. Ainsi donc, me disais-je, ce « purgatoire » participe-t-il à l’économie d’une famille d’oiseaux? En fait, comme je le découvris plus tard, il était vital : les nuées d’insectes attirées par le fumier assuraient, même en cas de refroidissement, la survie de la couvée. L’écologie du fumier m’intéressait beaucoup. Toutes ces observations achevèrent du même coup mon éducation religieuse : jamais plus on ne m’effraierait en invoquant le Purgatoire ; et l’Enfer, dans ce contexte, me semblait devoir receler des merveilles que j’identifiais, je ne sais pas trop pour quelle raison, aux herbes entremêlées du grand champ…

Et puis il y avait quelque chose que je ne comprenais pas : pourquoi, par un matin frais de printemps, ma grand-mère, un grand panier à la main, disparaissait-elle derrière l’étable engloutie par les orties et réapparaissait-elle quelques instants plus tard en jurant de douleur mais avec le panier plein ; plein de terre noire, fumante, chaude, qu’elle épandait religieusement sous ses rosiers  prêts à éclore.

Voici une dizaine d’années, traversant ces beaux et lourds villages de l’Emmental, je fus stupéfait de retrouver, pimpants, à la lumière et à la vue de tous, des tas de fumier devant les portes d’entrée, comme des cartes de visite. Oui, bien sûr, le fumier est ici un signe extérieur de richesse : c’est à celui qui aura le plus haut, le plus large, et à celui dont l’opulence laissera assez de loisirs pour le tresser, le stratifier, le bichonner comme une promise. Mais tout de même, quels beaux fumiers ! 

Ici, de ma fenêtre, je jette bien souvent un coup d’œil de connivence au fumier. Pas vraiment une œuvre d’art comme dans l’Emmental, mais une beauté authentique, sans souci décoratif. Pas très volumineux, très bien équilibré, il résiste aux plus fortes rafales de fœhn. Il est le miroir de son constructeur : Hans-Peter L.

Les crues et les décrues du fumier, je les associe, année après année, aux fluctuations d’un glacier, apportant des tas d’informations : si les vaches de Hans-Peter sont demeurées ici plusieurs semaines en automne, signe que la fenaison de l’année a été bonne, le fumier croît ; si le fumier est insignifiant, menacé par l’invasion, là encore, des orties, c’est que, par manque de fourrage, après peut-être un été frais et pluvieux, le bétail est redescendu plus tôt que prévu dans la vallée.

Ce petit fumier, pour moi, c’est l’image d’un bonheur pur.

Une année, chaque matin d’été, une délicate bergeronnette grise donnait ces rendez-vous d’amour sur son faîte.

Et puis : ils gagnent tous deux en beauté : 

le pommier en fleurs et le fumier épandu dessous !

 

Dans les derniers rayons du soir, le petit tas de fumier  n'a pas trop du grand champ pour son ombre…

Les Erres de la lumière

Cryosphère

«Partie de la surface terrestre gelée en permanence, recouverte ou non par les glaces.» 

Dictionnaire de géologie

 À tous les étages de l’air

curieusement

pas un souffle

aujourd’hui –

rien d’autre

que de la lumière

 

Sur l’écharpe rude des névés

les influences captées

sont instantanément

renvoyées par réfraction

 

Des torrents

bleus et diaphanes

palpitent

sur les sentiers opalescents

de la glace

 

Les rauques parois

alentour

respirent :

lignes de fracture

éboulis

 

Pierres qui brûlent le jour

pierres qui gèlent la nuit

sur un substratum

pris en permanence :

un désir

informe

ces grands sols

que la déclivité

strie

 

La base des hautes faces recueille

l’impénétrable délabrement des pierres

coupantes

émoussées

aux équilibres coriaces –

gélifraction des cimes

 

Poussières grises

cendres austères des monts

mêlées à la glace –

érosion éolienne

 

 

Visibles sur la neige

algues roses

paléobiologiques

vies sporadiques

 

Tschingelpass, juillet 1995

 

Le souffle du plateau

 

 

Escalader plus de mille mètres de pierres

pour accéder

sous le laminoir de la lumière

à cette vaste baie minérale

exposée au flux incessant

des grands compartiments de l’air

 

Rien de plus désolé

que ce plateau hauturier

au dernier poste des lichens

suspendu au-dessus du monde

 

C’est ici que voici bien des années

pour la première fois

un cairn m’est apparu –

si discret était ce cairn

que sur le moment

à peine discernable fut

l’œuvre humaine

des monticules informes de pierres

laissés par la glace

 

J’ai cherché à reconstruire la genèse de ce lieu

avant que le glacier ne l’abrase

 

Tâchant de remonter vers un talus rocailleux

je me suis finalement perdu

dans les éboulis

suivant les voies millénaires du gel

sur des blocs

de moins en moins

tiquetés de lichens

jusqu’au roc vif

 

 

Il souffle en ces parages

comme un vent elliptique

dénouant, effrangeant

par la seule vitesse des échanges

 

Tout se passe comme si se dressait là

le col absolu

de tous les partages sensibles

de toutes les métamorphoses silencieuses

 

Bim Telli, Kiental, août 2000

Sur l'arête des pierres
Note préliminaire

 

Si les côtes ouest de l’Europe du Nord tournées vers l’Atlantique se caractérisent par un éparpillement d’îles, la côte ouest du Danemark  est un étirement ininterrompu de plages sablonneuses où viennent s’échouer les débris de la chaîne alpine charriés par le Rhin.

 

De Bâle, j’ai suivi la pente naturelle des eaux, qui toutes coulent vers le nord, en pensant aux traces érosives de la grande chaîne, présentes dans chaque méandre du Rhin.

Les traces peut-être les plus septentrionales se trouvent sur ces immenses plages de la Tannis Bugt, non loin du point où le Kattegat et le Skagerrak convergent, avant de se fondre dans la mer de Norvège.

Il est des journées, ici, à l’abri des pins, de silence absolu.

Seuls, dans un ciel où le soleil même semble immobile, des becs-croisés volettent de branche en branche à la recherche de quelque nourriture. Chaque soir, alors que le couchant incendie les bois, de la plus haute cime retentit le chant d’un rouge-gorge.

Il s’envole aux premiers bleuissements de la grande frondaison.

 

Mais les moments les plus nombreux sont ceux où l’on ne voit se lever ni se coucher le soleil, et où continûment souffle le vent ; au point que la mer, distante d’environ un kilomètre, semble pénétrer dans chaque pièce de la maison comme dans autant de baies secrètes visitées par la marée.

Voici trois jours cependant, le vent forcit dans l’après-midi. Debout sur le pas de la porte, j’entendis monter, par-delà la sourde rumeur de la pinède, dans l’air étincelant de froid, les grondements et les palabres des courants qui se croisent au large de ces côtes…

 

Skiveren, Tannis Bugt (Danemark), avril 1999 - Bâle, avril 1995

 

 

Vent

 

Vaste terre !

 

Voici que le vent venu nous visiter

se rue chargé de neige et de lumière

sur le long et plat pays

qui prolonge la mer

Cette terre est vaste terre

lorsque souffle ce vent

ce grand vent

qui ne vient ni ne va

ne naît ni ne s’apaise

mais qui est

Pour quel œil est-il fait ?

 

Pour l’œil diamantin de l’oiseau

ouvert au mystère de sa course au-dessus de la mer 

Pour quel corps est-il fait ?

 

Pour le corps fuselé de l’oiseau

déferlant d’un seul coup d’aile la voile de plénitude

Sitôt la mer quittée

il s’enroule autour de chaque chose

comme le flux autour des pierres de la côte

et notre maison sur sa route

provoque remous et tourbillons

comme un rocher au milieu de l’océan

Vaste fond sonore et vibrant

aux mille et une variations

voici le vent du large

clouant au port bateaux et hommes -

bateaux bleu et blanc le long des quais

bateaux à la respiration tranquille

Rares hommes sur la jetée

traînant de longs filets troués

 

convergence d’îlots d’humanité

vers le Café du  Port à Skagen

où j’écoute parler une langue

qui ressemble aux grains qui tapent à la porte -

quelqu’un soudain se met à essuyer la buée d’une vitre...

( On se croirait à Nantucket

à la veille d’un jour qui n’arrive pas

à la veille du départ pour la pêche mystique )

Bon sang, ce grand vent nous travaille tous

jusqu’où nous fera-t-il bourlinguer ?

Trois de mes compagnons de bar débitent mille mots

comme des vagues précipitées sur une côte rocailleuse

 

d’autres, assis à une table, sont plongés

dans un silence inexpliqué

mais reconnaissable les jours de grand vent

Elle tourne

au fond des verres

elle tourne

cette bière couleur de tourbe

comme un Maelström inconnaissable

tous ont confié

la barre au vent

alors ils chantent :

Aïe aïe le vent souffle du large

chaque gréement est une harpe

Aïe aïe la mer aux courtes vagues

qui peut calmer sa faim

Aïe aïe la mer est en furie

et les oiseaux de mer à jeun

Aïe aïe c’est avril su’l’rives de la Mer Baltique

qui peut encore rêver d’Acapulco

Dans leur songe silencieux

le vent soulève des vagues hautes comme des montagnes

rapprochant de nous autres mortels

tantôt le ciel

tantôt le fond de l’océan

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